Grizzly Man

Werner Herzog, de la mythologie au documentaire

Nouveau cinéma allemand

Réalisateur pionnier du nouveau cinéma allemand, Werner Herzog a signé des chefs-d’œuvre qui ont marqué le septième art. Passant de grands films de mythologie durant sa période d’or, tels que "Aguirre, la colère de Dieu", "Fitzcarraldo" ou "Nosferatu", Werner Herzog entreprend un virage dans les années 2000 vers un cinéma moins grandiose et plus naturaliste, comme en témoigne son œuvre "Mon grand ennemi" et ses explorations des volcans.

La nature comme protagoniste

La constante dans l’œuvre de Herzog est la place prépondérante de la nature, qui apparaît presque comme un personnage à part entière : une force puissante, physique et amoral. Dans "Aguirre, la colère de Dieu", par exemple, Herzog se voit contraint d’adapter son script en fonction des crues du fleuve, illustrant ainsi l’imprévisibilité et la domination de la nature sur les ambitions humaines.

Ce thème récurrent se retrouve tout au long de sa filmographie, avec "Fitzcarraldo" comme emblème de cette obsession. Ce film raconte l’histoire d’un homme déterminé à faire gravir une montagne à son bateau pour réaliser son rêve, symbolisant la lutte acharnée entre l’homme et ses aspirations face à un environnement hostile.

Dans le cinéma de Herzog, les personnages ne se battent pas tant contre la nature elle-même, mais plutôt contre leurs idéaux, qui sont souvent limités par les contraintes imposées par celle-ci. Cette dynamique atteint son paroxysme dans "Grizzly Man", où la nature, d’une manière tragique et bien réelle, dépasse le cadre du film en entraînant la mort du personnage principal. Ainsi, Herzog nous pousse à réfléchir sur la relation complexe entre l’homme et la nature, où les véritables conflits résident dans les luttes internes et les désirs inassouvis.

Kinski et l’impro

La relation entre Klaus Kinski et Werner Herzog est emblématique de ces récits de storytelling qui fascinent, illustrant le parcours de deux hommes issus de la pauvreté qui ont su s’élever ensemble vers la célébrité. Herzog, à l’instar de son approche avec la nature, construit ses films autour de Kinski, qui, par son charisme et son jeu dynamique, occupe une place prépondérante à l’écran. D’ailleurs, Kinski ne se contente pas d’être un acteur ; il cherche toujours activement à capter l’attention, allant jusqu’à provoquer des crises pour s’assurer d’être au centre de la scène. Un exemple marquant se trouve dans "Fitzcarraldo", où, malgré la stature imposante de Miguel Ángel Fuentes, qui le domine en hauteur, Kinski n’hésite pas à le pousser hors du cadre, affirmant ainsi sa présence. Le duo Kinski-Herzog a donné naissance à cinq films emblématiques : "Aguirre, la colère de Dieu" (1972), "Nosferatu : Fantôme de la Nuit" (1979), "Woyzeck" (1979), "Fitzcarraldo" (1982) et "Cobra Verde" (1987), ainsi qu’à un documentaire post-mortem, "Ennemis intimes" (1998). D’ont trois des films les plus populaires du réalisateur (selon Letterboxd).

Grizzly man

Sorti en 2005, ce film documentaire retrace les étés de Timothy Treadwell au milieu des grizzlys, s’appuyant sur des archives filmées par lui-même. Herzog construit son récit en entrecroisant les extraits des vidéos de Timothy avec des interviews réalisées auprès de ses proches.

Contexte

L’analyse de ce film se distingue d’une approche classique, car il s’agit d’un objet documentaire constitué d’images d’archives. Herzog, en dehors des interviews post-mortem, n’a pas eu la possibilité de choisir la mise en scène. La symbolique qui émerge du film résulte donc du montage vidéo, qui doit jongler entre le désir de Timothy, un autodidacte passionné et la vision du réalisateur.

Ce montage devient ainsi un aboutissement de la volonté de Herzog de créer un cinéma sans acteurs, où la force des images et des témoignages se mêle pour donner vie à une réflexion profonde sur la nature, la protection des animaux et la quête d’identité de Timothy Treadwell.

Herzog, qui préfère parler de "vérité extatique" plutôt que de documentaire, souligne que la puissance symbolique du film provient principalement de cette construction narrative.

Suivie d’une quête divine

La quête du divin est un thème central dans l’œuvre de Herzog, que l’on retrouve déjà dans des films comme "Aguirre, la colère de Dieu". Dans cette œuvre, Herzog s’empare du récit de Timothy pour en faire un véritable mythe. Ce film nous ramène à un mythe fondateur de l’humanité : le culte de l’ours débutant Paléolithique moyen. Bien que la véracité de ce culte soit controversé, il occupe une place significative dans notre culture, notamment à travers l’image de l’ourse, souvent perçue comme un proche de l’homme, demeurant dans un état de nature. L’anthropomorphisme joue ici un rôle clé, l’ourse se tenant debout, sa taille comparable à celle de l’humain et son agilité avec ses pattes, lui conférant une stature quasi royale parmi les animaux en Europe.

À travers le regard de Timothy, le film explore ce culte, où il se positionne à la fois comme disciple et protecteur des ours. Son désir de devenir une ourse et d’agir en tant qu’ambassadeur de ces créatures dans le monde humain souligne une connexion profonde avec la nature. Aujourd’hui, l’ourse est devenue un symbole du réchauffement climatique, en particulier les ours polaires, qui incarnent la métaphore d’une nature en péril, menacée par la destruction humaine. Herzog, par ce prisme, nous invite à réfléchir sur notre rapport à la nature et sur les conséquences de nos actions sur le monde qui nous entoure.

Image naturelle

Un des éléments les plus frappants lors du visionnage de ce film est la palette de couleurs qui caractérise l’image. Filmé avec des caméras des débuts de l’image numérique grand publique, le rendu évoque une qualité proche de celle des premiers iPhones, offrant une esthétique très criarde. Ce choix confère à l’œuvre un aspect à la fois amateur et dynamique, qui capte immédiatement l’attention.

Herzog opte délibérément pour cette esthétique brute, un choix qui, loin d’être anodin, permet de maintenir une distinction claire entre fiction et réalité. Dès les premières images, il est évident que ce que nous voyons est ancré dans le réel, sans artifice narratif. Cette approche contribue à instaurer une distance visuelle face à la violence et aux discours présents dans le film, renforçant ainsi l’impact émotionnel des événements tout en préservant une certaine objectivité.

Séquence

Dans cette séquence filmique, nous découvrons Timothée face à la caméra, installé sous sa tente dans une ambiance sombre et orageuse, où la lumière bleutée enveloppe la scène. Timothée, à genoux, implore avec ferveur le retour de la pluie, engageant une véritable chaîne de prière. Sa supplication transcende les conventions d’une prière chrétienne classique ; il oscille entre des moments de colère et d’agacement, puis, dans un instant de vulnérabilité, il laisse échapper des larmes, révélant toute son humilité devant l’objectif.

La tente, dans ce contexte, prend des allures d’église, la teinte bleue de la toile évoquant la lumière tamisée des vitraux. Timothée se retrouve seul devant ce qui pourrait être un confessionnal, s’exprimant avec un cœur ouvert. Cependant, cette authenticité est mise à mal par le fait qu’il répète la scène plusieurs fois, ce qui introduit une dimension de mise en scène. Malgré cela, le choix du monteur de conserver plusieurs prises permet de ressentir la sincérité et la profondeur de ses émotions, incarnant ainsi la vérité extatique chère à Herzog. Même dans cette répétition, Timothée demeure authentique, sa quête spirituelle résonnant comme une vision plutôt qu’une simple image.

La scène suivante contraste fortement avec la précédente : toujours dans le même décor de la tente, nous retrouvons un Timothée rayonnant d’euphorie, célébrant la pluie qui tombe enfin. Son vœu a été exaucé, comme si une force divine avait entendu ses prières, marquant ainsi un tournant dans son parcours émotionnel.

Conclusion

En conclusion, le personnage de Timothy Treadwell incarne l’archétype de l’Américain moyen, dont l’enfance ordinaire est marquée par des traumatismes qui le plongent dans l’alcoolisme et un ressentiment envers le monde. Resté en quelque sorte un grand enfant, il cherche refuge dans une réponse mystique, percevant les ours comme des êtres parfaits et idéalisés.

La représentation de Timothy est également façonnée par le regard de ses proches et des personnes qui l’ont côtoyé, offrant une image de lui à travers le prisme de leurs témoignages. Après son décès, cette perception est souvent teintée de bienveillance, voire d’une certaine idéalisation, car il est courant de mettre en avant les qualités d’un défunt, de l’ériger en figure presque divine.

À travers le prisme de Treadwell, le réalisateur explore les limites de l’obsession humaine pour la nature et les dangers d’une idéalisation excessive. La tragédie de Timothy, qui se termine par sa mort aux mains des ours qu’il vénérait, souligne la fragilité de cette relation et l’existence comme une prison. Pour ouvrir notre réflexion sur la quête de l’existence et la relation complexe entre l’homme et les ourses, il est pertinent de se tourner vers le livre "L’ours est un écrivain comme les autres" de l’auteur William Kotzwinkle. Comme miroir du film, l’auteur explore la figure fictive d’un ours profitant de la société humaine. Tentant de s’y intégrer en opposition à sa nature sauvage.